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dimanche 2 avril 2017

L'horloge


L'horloge



Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

« Le plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.

« Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

« Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !

« Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

« Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »


Charles Baudelaire, L'Horloge, Spleen & Idéal, dans « Les Fleurs du Mal », LXXXV.







Marc Chagall, Horloge, 1914




      Les hommes ont depuis des millénaires cherché à mesurer le temps, les heures, les minutes, les secondes, les jours, les mois, les saisons, afin de maîtriser un peu mieux le cours fluctuant de leur vie. Après les cadrans solaires, les sabliers, les clepsydres, les horloges ont été un des grandes inventions de l'homme. Ce mécanisme complexe de rouages et de balanciers en est venu à symboliser le temps, le temps qui passe, le temps qui nous échappe, le temps qui nous irrite et qui nous obsède avec ce tic-tac existentiel qui résonne au plus profond de notre être, ce temps que l'on cherche à contrôler, mais qui contrôle nos vies comme un tyran sans nom, un « dieu sinistre, effrayant, impassible » comme le dit Charles Baudelaire.

      Et ce dieu sinistre nous désigne avec ses doigts pointés sur nous, les aiguilles de l'horloge, et s'adresse à notre conscience sous la forme d'un antique rappel : « Souviens-toi ! », le MEMENTO MORI de la sagesse des Anciens : « Souviens-toi que tu vas mourir ! N'oublie pas que tu vas mourir ! ». Tu n'es mortel et tu subis l'empire du Temps. Ne sois pas animé de la folie de te croire immortel, car le temps brisera ce que tu aimes et incrustera sa marque dans ta chair, la vieillesse. Et l'horloge est le rappel lancinant de cette outrage du temps. Comme le dit Baudelaire : «  Trois mille six cents fois par heure, la seconde chuchote : Souviens-toi ! ». On pense aussi à la vieille pendule d'argent dans la chanson de Jacques Brel « Les Vieux » :

« Traverser le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend  »

Bien sûr, on peut voir le temps comme cette gargouille grimaçante qui nous rappelle à chaque instant les supplices à venir, comme le dieu Chronos qui ingurgite impitoyablement ses enfants, comme un insecte obscène qui nous pique à chaque instant pour sucer la sève de notre vie : « Je suis Autrefois, et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! ». Bien sûr, tout ce que nous vivons maintenant sera immédiatement relégué dans l'Autrefois, dans le tombeau glacial du passé. Mais plutôt que de subir ce rappel incessant du temps qui fait son œuvre continuelle de destruction, il vaut mieux dès à présent méditer l'impermanence de tous les phénomènes, comme le conseille le Bouddha. Chaque fois que nous inspirons et que nous expirons, nous nous rapprochons un tout petit peu de notre mort. Que la conscience s'immerge dans la contemplation de l'impermanence à l’œuvre en elle-même et dans toutes choses.

Au début effectivement, cela peut apparaître comme quelque chose de sinistre ou de morbide. Le temps a cette apparence effrayante de démon grimaçant, de faucheuse des âmes, une apparence peu amène certes. « Kala » en sanskrit signifie à la fois « temps » et « noir, sombre ». Mais qu'on veuille bien voir l'impermanence dans chaque instant de notre vie, et le temps et la mort perdront cette apparence effrayante. Le temps est destruction certes, mais il est aussi création. Le temps amène la mort, mais il amène aussi la naissance, et l'élan vital a besoin du temps pour se déployer. Au fond, la méditation de l'impermanence a pour but de nous faire entrer dans ce grand flux de la vie et de la mort et d'être en paix avec ce monde.

Une fois conscient de ce passage dans le temps, il ne faut pas oublier d'apprécier l'instant présent pour ce qu'il a à nous offrir, l'or du temps, nous dit Baudelaire, qu'il faut extraire de la gangue des minutes. Rien ne sert d'être obsédé par le passé, rien ne sert de rêver constamment à des bonheurs futurs, à des succès prochains. L'art de vivre le plus élégant consiste à apprécier toute la saveur de l'instant présent. C'est le Carpe Diem d'Horace et des épicuriens : récolte ce qu'il y a à récolter du jour, de la minute et de la seconde qui se présente ici et maintenant.

L'avant-dernière strophe est une réminiscence assez claire de ce grand penseur du temps et du devenir qu'était Héraclite d’Éphèse. « Souviens-toi que le Temps est un joueur avide qui gagne sans tricher, à tout coup ! ». Écho manifeste de la formule héraclitéenne : « Le Temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d'un enfant ». Et il en va ainsi du temps qui prend ses pions, c'est-à-dire nous les mortels sans ordre apparent. Comme aux échecs où certaines pièces sont prises dès l'ouverture du jeu, où d'autres pièces tombent dans le courant de la partie et où enfin quelques pièces en disparaissent à toute fin de la partie. Mais le temps gagne contre chaque pièce. « Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide ». En fait, la seule victoire sur le temps est de prendre pleinement conscience de son action en toutes choses pour se détacher de son emprise, comme un contorsionniste sait se délivrer de ses chaînes. Accéder à ce qui transcende le temps.

Enfin, la dernière strophe du poème de Baudelaire est la farce même de l'existence :
« Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »


On ne sait pas quand on mourra, mais on sait que cela viendra. À ce moment, on fait le bilan de sa vie, ce qu'on a fait de bien et ce qu'on a fait de mal, et souvent ce bilan n'est pas très resplendissant. Baudelaire compare la vertu à une épouse encore vierge, une épouse que l'on n'a pas vraiment connu. Reste alors les larmes du remord et du repentir, la dernière auberge pour se consoler du crépuscule de cette existence. Est-ce être trop moraliste que de rappeler que, dans ce moment où l'on se retrouve confronté à sa propre conscience, il vaut mieux avoir fait quelque chose de bien de son existence ? C'est-à-dire qu'il faut le plus tôt possible dans l'existence épouser la vertu et consommer le mariage en faisant le plus de bien possible autour de soi, faire preuve de patience et de gentillesse, se montrer généreux, être droit et juste, aider celui qui a besoin d'aide, ne pas laisser tomber ceux qui tombent sur nous, que sais-je.... C'est à cette condition que l'on pourra quitter ce monde la conscience en paix. 























De Charles Baudelaire : 





Citations sur l'impermanence et la mort :


 - l'oubli de la mort (I, 6)


Sur la méditation de l'impermanence, voir aussi : En compagnie du souffle - sixième partie




Marc Chagall, Horloge à l'aile bleue, 1949






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