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lundi 17 avril 2017

Le cerveau et l'esprit






Le cerveau et l'esprit





    Quel est le rapport entre le corps et l'esprit ? Les neurosciences contemporaines ont forcé les philosophes à adapter à l'air du temps cette vieille question qui hantent les débats depuis si longtemps. La question est désormais : quel est le rapport entre le cerveau et l'esprit ? Le cerveau, cette portion du corps, se distingue-t-il de l'esprit ? Ou l'enveloppe-t-il complètement ?


      La question se pose aussi pour la philosophie bouddhique. Récemment, le neurobiologiste Wolf Singer et le moine bouddhiste Matthieu Ricard ont consacré un ouvrage de dialogue et de débat, intitulé « Cerveau et méditation ». J'ai consacré quelques notes au sujet de ce livre (voir plus bas, après l'article les références à ces différentes notes). Mais il y a quelques années de cela, j'avais été frappé d'une comparaison que j'avais trouvée osée du moine anglo-australien Ajahn Brahm. Pour lui, l'esprit est distinct du fonctionnement du cerveau. Dans une conférence, il a dit :

      « Pour le bouddhisme, il y a six sens. Non seulement les cinq sens de la science, à savoir vue, ouïe, odorat, goût, toucher, mais également l'esprit. Dès le début dans le bouddhisme, l'esprit a été le sixième sens. Il y a vingt-cinq siècles, ce sixième sens était déjà bien reconnu. On n'a pas adapté l'enseignement pour la science moderne, c'était ainsi dès le tout début. Le sixième sens, le mental, est indépendant des autres sens. Si on effectuait la transplantation du cerveau entre vous et moi, que vous preniez mon cerveau, et moi le vôtre, je serai toujours Ajahn Brahm et vous seriez toujours vous-même. L'esprit et le cerveau sont deux choses différentes. L'esprit peut faire usage du cerveau, mais ce n'est pas une obligation 1 ».

     J'avoue que ce passage m'a laissé particulièrement perplexe. Pour Ajahn Brahm, le cerveau ne serait qu'un organe comme les autres, que l'on pourrait inter-changer, sans que la personnalité soit affectée, tout comme on peut vous greffer le rein d'une autre personne, sans que votre « moi » en soit complètement bouleversé. Attention ! Ajahn Brahm ne dit pas que l'esprit soit une âme éternelle. En tant que moine bouddhiste qui essaye d'être fidèle aux enseignements du Bouddha, le « moi » est pour lui une illusion, et l'esprit est une substance immatérielle indépendante du cerveau donc, mais qui n'est pas éternelle. La nature de l'esprit est granulaire, c'est-à-dire composé d'instants de conscience. Tout comme une plage peut sembler une seul objet de loin, mais quand on regarde de près le sable de cette plage, on se rend compte de la nature granulaire du sable. L'esprit est donc granulaire : il y a de l'espace entre chaque « grain » de conscience ; mais qui plus est, l'esprit est impermanent, comme les objets dans cet univers. Il est né en dépendance de causes et de conditions, et il disparaîtra quand les causes et les conditions qui l'alimentaient disparaîtront, tout comme un feu s'éteint quand l'air ou le combustible vient à manquer.

      Ajahn Brahm refuse donc la théorie d'une « conscience pure et non-duelle » que Matthieu Ricard défend dans « Cerveau et méditation » (en accord avec tous les lamas tibétains) ou la théorie d'une « conscience originelle » que l'on retrouve fréquemment exprimée par les maîtres Zen. Pour Ajahn Brahm, il n'y a pas d'esprit éternel derrière le mental des êtres ordinaires, esprit qui transmigrerait de vies en vies, et qu'il s'agirait de libérer du samsāra, le cycle des existences.

     Mais même avec cette précaution, ce passage d'Ajahn Brahm me laisse perplexe : je ne suis pas vraiment certain que si des chirurgiens fous échangeaient mon cerveau avec celui d'Ajahn Brahm, j'aurais encore la conscience d'être moi-même, Frédéric Leblanc, l'auteur du blog « Le Reflet de la Lune », et qu'Ajahn Brahm ait le sentiment d'être encore Ajahn Brahm. Je pense en outre qu'il est faux de dire que le sixième sens, le mental, soit complètement différent des autres sens matériels : les impressions sensorielles de la vision, de l'audition, de l'odorat, du goût et du toucher sont traités dans le cerveau, et on a besoin du cerveau pour traiter ce flux d'informations sensorielles, mais on a aussi besoin du cerveau pour traiter les objets mentaux que sont les pensées, les émotions, les imaginations, les souvenirs, les rêves, etc... Le mental est effectivement le sixième sens (sans aucune connotation paranormale), mais cette faculté sensorielle du mental voit son activité située essentiellement située dans le cerveau, comme le montre notamment les scans de plus en précis dont disposent les neurosciences (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle – IRMf, tomographie à émission de positrons, électroencéphalographie – EEG, etc...). L'activité mentale laisse des traces sur les scanners. Les neurobiologistes se sont même mis en tête d'étudier le fonctionnement du cerveau quand on pratique la méditation. C'est précisément parce que l'activité mentale se produit grâce à différentes aires du cerveau.





Ajahn Brahm






      Mais qu'en est-il de l'esprit alors ? Passe-t-il simplement aux oubliettes de l'Histoire des idées ? L'esprit est différent du mental, tout comme l'océan ne se réduit pas aux vagues. L'esprit est le contenant, et le mental est le contenu avec ses pensées, ses émotions, ses souvenirs, son imagination, ses sentiments, comme autant de vagues qui agitent la surface de l'esprit. Plusieurs positions philosophiques sont possibles, et je vais en passer quelques unes en revue. Ces positions philosophiques relèvent essentiellement de la métaphysique. Je ne serai donc pas dogmatique dans ce domaine : je rejoins Emmanuel Kant quand il affirme que les propositions métaphysiques ne peuvent être l'objet d'un savoir, mais peut tout-à-fait faire l'objet de croyances. Néanmoins, les avancées de la science fait reculer le domaine de la métaphysique : le fonctionnement de l'esprit qui a fait l'objet de spéculations métaphysiques pendant des siècles peut être aujourd'hui l'objet d'un savoir scientifique. Ces avancées scientifiques modifient donc les termes du débat. Par ailleurs, à partir de notre propre expérience de la pensée et de la méditation, on peut aussi fournir une réflexion philosophique qui ne soit pas simplement une démarche spéculative dans le vide, sans attache avec le monde réel. Il restera toujours néanmoins une dimension métaphysique à ce genre de problèmes.






       1°) La première position est celle du matérialisme. C'est la position de la plupart des neuroscientifiques. Pour eux, « l'esprit est un épiphénomène de l'esprit » (pour reprendre une expression consacrée). Cela signifie que, parmi toutes les choses que l'activité cérébrale peut produire, il y a l'esprit, l'impression d'avoir une conscience subjective qui expérimente tout ce qu'on vit. Cette conscience subjective est intégralement produite par le cerveau, tout comme le personnage d'un jeu vidéo est intégralement produit par l'ordinateur qui fait tourner le jeu. Dans les années '80, Jean-Pierre Changeux avait écrit « L'homme neuronal », un plaidoyer très dogmatique du matérialisme neuronal : pour Changeux, on peut ou on pourra rendre compte de toutes les fonctions de l'esprit, y compris les plus élevées comme la raison humaine, le goût pour les œuvres d'art, etc...

     Dans cette optique, on pourrait défendre l'idée d'un « yogin neuronal », la vision bouddhique que tout l'esprit humain relève du fonctionnement du cerveau, mais que la méditation, la conduite éthique et la sagesse permettent d'apaiser et d'optimiser ce fonctionnement cérébral. À ma connaissance, aucun penseur bouddhique ne défend une telle position. Mais cela ne serait pas complètement absurde. Il faudrait certes abandonner certaines idées comme, par exemple, l'idée de la réincarnation (ou renaissance pour être plus correct dans le contexte de la philosophies) ; mais j'ai déjà montré dans mon article « Croire en la réincarnation ? » que cette croyance métaphysique n'était pas absolument nécessaire pour pratiquer le Dharma (je ne reviens donc pas sur ce débat, je renvoie toute personne intéressée à l'article en question).







      2°) La deuxième option est l'inverse radical de la première proposition : l'idéalisme pur. Là où le matérialisme dit : « tout est matière », l'idéalisme pur dit : « tout est esprit ». Tout est esprit, y compris la matière. Dans la philosophie bouddhique, ce courant est représenté par l'école Yogāchāra, encore appelée Cittamātra, « l'Esprit Seulement ». Selon une formule célèbre du Samādhi Rāja Sūtra (le Soûtra Roi de la Concentration) : « Ô fils des Vainqueurs, les trois mondes ne sont qu'esprit ». La conscience la plus fondamentale, sous l'emprise de l'illusion et de l'ignorance, crée à la fois le « moi » et le monde dans son immensité. Mais cette dualité entre le moi d'un côté et le monde avec les objets qui le composent de l'autre est tout à fait illusoire. Comme le dit le Lankāvatāra Sūtra (le Soûtra de la Descente à Lanka) : « La conscience est à la fois le spectateur, le théâtre et la danseuse à la fois ». À la base de cette illusion, il y a la conscience fondamentale ou conscience pure non-duelle, encore appelée « conscience qui se connaît et s'illumine elle-même ». Ce n'est pas vraiment une vision du monde que l'on pourrait avoir de manière intuitive : dans la vie de tous les jours, on a tendance à penser que les objets matériels sont bien réels puisqu'on peut les toucher et éprouver la résistance que ceux-ci nous opposent. Toc, toc, toc ! La table en bois de ma cuisine semble bien réelle ! Mais quand on pratique la méditation et le yoga de manière intensive en retraite, ce genre de vision du monde semble beaucoup plus pertinente, d'où le nom de Yogāchāra pour cette école : ceux qui pensent que la pratique du Yoga est un critère pertinent de vérité ontologique.

     L'exemple qui revient souvent chez les adeptes du Yogāchāra ou Cittamātra est l'exemple du rêve. Dans le rêve, j'ai l'impression de vivre des aventures ordinaires ou extraordinaires, de me déplacer dans un environnement, de manipuler des objets, de rencontrer des gens ou des animaux et d'interagir avec ces êtres sensibles. Tout cela me semble bien réel jusqu'au moment où cette réalité s'effacera au moment du réveil. Il en va de même du réel pour les idéalistes du Cittamātra : tout ce monde avec ces objets et ces êtres sensibles sont invention de l'esprit. S'éveiller par la pratique spirituelle et méditative à la véritable nature des choses veut dire ne plus être dupe de cette dualité et voir les corps et les objets comme autant de production de la conscience. Il y a néanmoins une différence majeure avec le rêve : on n'est pas tout seul à rêver le monde. Tous les êtres sensibles ont le pouvoir de créer le monde, votre voisin de palier, votre chien ainsi que la mouche qui vrombit autour de votre nez. Le monde est une création collective, c'est pourquoi il est beaucoup plus résistant à l'analyse que ne l'est un rêve qui s'estompe après quelques minutes.

     On pourrait penser que, dans cette perspective philosophique du Cittamātra , l'étude du cerveau n'a pas vraiment d'intérêt. Le seul intérêt serait d'observer les tréfonds de la conscience. Néanmoins, je pense qu'il n'en est rien. Historiquement, des philosophes du Cittamātra  comme Dignāga ou Dharmakīrti ont passé beaucoup de temps à étudier comment on perçoit le monde réel2. Si ces philosophes devaient être transportés dans une machine à remonter le temps jusqu'à notre époque, je suis certain qu'ils seraient passionnés de science, et plus particulièrement de neurobiologie. Les consciences sensorielles ordinaires (conscience visuelle, conscience auditive, conscience olfactive, conscience gustative, conscience corporelle, conscience mentale) sont les simples témoins du monde et du « moi ». Ce ne sont pas les consciences créatrices du monde. Pour accéder aux profondeurs de ces consciences créatrices, il faut s'absorber dans la méditation et découvrir la conscience émotionnelle qui interprète le monde selon les émotions dominantes qui agitent en profondeur l'esprit, un peu comme des courants marins peuvent pousser les navires à la surface dans un sens ou dans un autre. Et puis il y a la conscience base-de-tout ou conscience-entrepôt dans laquelle toutes les semences du réel sont entreposés. Une fois que cette conscience base-de-tout s'illumine complètement, elle devient la conscience pure non-duelle ou « conscience qui se connaît et s'illumine elle-même ». Ces deux consciences, la conscience émotionnelle et la conscience base-de-tout, ne dépendent pas du cerveau, puisqu'elles conditionnent à la fois notre psychologie et mais aussi les apparences du monde réel. Les six consciences dont tout individu fait continuellement l'expérience, elles, relèvent du cerveau. La matière de ce cerveau relève en définitive de la conscience base-de-tout, tout comme les atomes qui constituent le monde réel. Mais comprendre comment nous percevons ce réel, l'étude du cerveau est un chemin nécessaire.

         Un philosophe idéaliste du XVIIème siècle, Berkeley, avait en son temps défendu l'idée que le monde est créé par l'esprit. On lui doit cette formule célèbre : « Être, c'est être perçu ou percevoir » (esse est percipi aut percipere). Dans cette perspective moderne du Cittamātra, peut-être pas. La conscience base-de-tout crée le monde, mais comme c'est une création collective, comme la conscience base-de-tout de tous les êtres sensibles participent à cette création et qu'une conscience base-de-tout individuelle ne perçoit que sa propre création, la conscience base-de-tout a besoin aussi de créer un interface matériel qui permettra de percevoir le monde réel, cette création collective de toutes les consciences base-de-tout des êtres en nombre infini qui peuplent l'univers. Et cet interface matériel, ce n'est rien d'autre que le cerveau. Il en résulte que la perception que l'on peut avoir des objets ou le fait d'être perçu ne va pas directement constituer l’Être des choses ou de notre corps. Le cerveau n'a pas cette puissance créatrice. Néanmoins, cette perception va susciter toutes sortes de réactions émotionnelles qui vont se répercuter sur la conscience émotionnelle et qui va activer dans un second temps telle ou telle semence dans les profondeurs de la conscience base-de-tout dans cette vie-ci ou dans une vie prochaine. Ces semences vont donc créer de nouvelles réalités dans le monde réel du fait de la puissance créatrice de la conscience base-de-tout. Il y a donc une interaction constante entre le cerveau qui traite les six consciences sensorielles et les consciences immatérielles que sont la conscience émotionnelle et la conscience base-de-tout. D'où l'intérêt d'étudier le cerveau, même quand on adhère aux théories idéalistes de l'école Cittamātra !






        3°) Il y a les penseurs qui pensent l'âme ou l'esprit comme une entité distincte du corps, et pour qui le cœur est le siège de l'âme ou de l'esprit. Aristote adhérait à ce genre de conceptions (même si sa théorie de l'âme est complexe, je n'ai pas le temps de m'appesantir sur le sujet). Aristote pensait que le cerveau avait pour fonction de refroidir le cœur. Notons que les bouddhistes aussi a l'origine pensaient aussi que le siège de l'esprit était le cœur. Pas seulement le siège des émotions et de l'amour comme dans les représentations occidentales naïves du cœur «  », mais le siège de la pensée et de la réflexion. Cela peut paraître absurde aujourd'hui vu nos connaissances actuelles sur le cerveau. Mais si on réfléchit, ce n'est pas si absurde que cela : quand on ne prend pas en compte nos connaissances modernes sur le cerveau, mais qu'on se base sur notre expérience subjectives de la vie de l'esprit, on a vraiment la conviction que la centre de notre être pensant et conscient se situe au niveau du cœur. C'est ce qu'on peut appeler la « connaissance » à la première personne. Or cette vision subjective a son centre au niveau du cœur et remonte jusqu'au niveau des yeux pour explorer le monde du regard. On n'a pas du tout l'impression de réfléchir à partir du cerveau. Les neurosciences ont en ce sens une « connaissance à la troisième personne ». Ils ne voient pas l'esprit, ils ne voient que l'activité électrique du cerveau et en déduisent des conclusions par rapport à l'esprit, tout en restant en-dehors de l'esprit, comme quand je parle d'une tierce personne : il mange, elle dort....






            4°) Il y a aussi tous ceux qui soutiennent qu'il existe à la fois un cerveau matériel et un esprit immatériel pensant, se souvenant et éprouvant les émotions. Ce serait fastidieux d'énumérer toutes les conceptions philosophiques qui ont développé au cours de l'Histoire de la pensée ce genre d'idées. Citons néanmoins le plus célèbre d'entre tous ces philosophes, René Descartes. Pour lui, le siège de le pensée est dans la glande pinéale dans le cerveau. Il y a donc ce que Descartes appelle des « substances pensantes », l'âme immatérielle qui pense et qui est douée de volonté, le « je » pensant qui est aux commandes du corps à partir de la glande pinéale. Descartes était arrivé à la conclusion que c'est là que devait résider la conscience immatérielle puisque la glande pinéale est à la seule partie du cerveau qui soit unique, et pas en double exemplaire comme les autres organes du cerveau. Disons tout de suite que cette vision est très fragilisée. La pensée laisse des traces dans le cerveau ; et même l'idée que le « moi » doit être localisable dans une région précise du cerveau a du être abandonné (voir mon article « L'impossible localisation du soi »).











       J'avais entendu une fois la métaphore qui comparait le cerveau à un téléviseur. Le téléviseur permet de regarder les émissions de télévision. Mais ce n'est pas le téléviseur qui fait les émissions : sous-entendu, la conscience serait la chaîne de télévision qui produirait les émissions pour passer dans le téléviseur. La conscience produirait des pensées que le cerveau permet de retransmettre dans l'expérience subjective. Il me semble néanmoins qu'on réalise que les impulsions de la volonté existe dans le cerveau avant même que l'on en soit conscient. Le cerveau a un rôle actif dans la création des pensées et ne peut donc être réduit à un simple récepteur de nos pensées en provenance d'une substance immatérielle.

          C'est donc aussi le point de vue d'Ajahn Brahm quand il explique que « l'esprit peut faire usage du cerveau, mais ce n'est pas une obligation ». Ajahn Brahm en veut pour preuve les expériences de mort approchées où certaines personnes ont expérimenté une sortie du corps où elles pouvaient voir ce qui se passait dans la salle d'opération alors que ces personnes avaient un électroencéphalogramme plat et que le cerveau n'avait donc aucune activité. Je pense néanmoins que, même si ces témoignages sont troublants, ils sont racontés une fois que la personne est revenue à la vie et qu'elle met des mots de l'expérience quotidienne sur une expérience qui dépasse complètement les mots de l'expérience quotidienne. Je pense par exemple qu'il est fort possible que la conscience se dégageant du corps, elle puissent voir se refléter en elles la conscience des autres personnes et voir ce que la conscience visuelle des infirmières et des médecins présents voient avec leur conscience visuelle. Une fois revenu à la conscience, le patient raconte qu'il a « vu » telle ou telle chose dans la salle d'opération au moment de son EMI (expérience de mort imminente, near death experience en anglais) parce qu'il doit bien mettre des mots sur une expérience aussi déroutante.







      5°) On peut aussi concevoir une conscience immatérielle, pur spectateur de la scène que donne à voir la production du cerveau. Pour qu'il y ait une perception, il faut qu'il y ait la rencontre entre un objet perçu, un organe des sens et une conscience sensorielle. C'est ce qu'on appelle dans la terminologie bouddhiste « l'agrégat de la forme ». Par exemple, dans le cas d'une vision, il faut le contact d'une forme visible, de l’œil et d'un moment de conscience visuelle qui s'engage vers l'objet. Ce moment de conscience visuelle relève essentiellement de l'activité du cerveau. Ce contact va produire une sensation plaisante, déplaisante ou neutre (agrégat de la sensation), ce contact ressenti va être reconnu (agrégat de la perception), ce contact reconnu va enclencher une réaction (agrégat de la formation mentale). Et enfin, toute ce scène est enregistrée par la conscience (agrégat de la conscience). Cette conscience-là, pur spectateur passif de cette scène, est essentiellement une conscience immatérielle. Sans le cerveau, cette conscience n'aurait aucune contenu, aucune forme à contempler. Mais elle ne se résume pas non plus au cerveau. Elle n'est pas absolument liée à la matérialité. Elle s'en dégage d'ailleurs complètement au moment de la mort.

       C'est la même chose si le mental perçoit une pensée. Il y a la rencontre de cette pensée, du mental et d'une conscience mentale produite par le cerveau (agrégat de la forme). La seule différence est que le mental crée à la fois l'objet et le perçoit. Cette pensée provoque une sensation. Elle est reconnue dans l'agrégat de la perception. Cette perception induit une réaction dans l'agrégat de la formation mentale. Et tout cela est enregistré dans la conscience mentale immatérielle. La conscience mentale immatérielle ne pense donc pas : elle est un silence infini dans l'immensité de l'esprit. Elle a besoin du cerveau pour penser (en tous cas, au sens où nous entendons habituellement le mot « penser ») : ce qui est à la fois une bonne chose et une mauvaise chose. Une bonne chose parce que cela permet de réfléchir sur le monde. Une mauvaise parce que ces pensées obscurcissent la véritable nature de l'esprit et succèdent les unes aux autres sans que nous puissions nous détacher de ce flot continuel de pensées. D'où le travail de la méditation pour apaiser justement ce flot de pensées !

       Peut-être que cette conscience immatérielle n'est pas pure réceptivité, pure passivité. Elle a peut-être des impulsions qui l'engagent dans telle ou telle direction. Cela dépasse très largement notre entendement. Néanmoins pour que ces impulsions se traduisent en acte dicté par la volonté, il faut le truchement du cerveau.

      Personnellement, c'est la vision qui me semble la plus pertinente, sans pour autant que je puisse en avoir une conviction absolue. Comme je l'ai dit plus haut, les croyances métaphysiques dépassent notre entendement, et je ne peux pas être absolument certain de ce qu'il en est au niveau ultime. Donc plutôt de soutenir des positions dogmatiquement, je préfère m'en tenir à une curiosité fondamentale sur ce genre de sujet : continuellement approfondir mon questionnement à l'égard de cette relation cerveau/esprit.

         Cette vision est aussi celle de Matthieu Ricard (au moins dans les grandes lignes) dans son ouvrage « Cerveau et méditation » avec le neurobiologiste Wolf Singer3. Les pensées se situent en grande partie dans le cerveau ; la conscience dans son aspect grossier entretient un rapport étroit avec le cerveau. Mais la conscience ne se réduit pas pour autant au cerveau. Matthieu Ricard reprend la vision d'une conscience pure non-duelle propre à l'école Cittamātra (tout en étant moins radical sur que le monde entier se ramène à la conscience). Cette conscience pure non-duelle transcende le fonctionnement habituel du cerveau et transcende également cette vie-ci, puisque cette conscience pure non-duelle qui est le fil tenu, mais essentiel qui passe d'une vie à l'autre. Il reprend pour preuve de cette vision les expériences paranormales comme les sorties du corps dans les EMI comme le fait Ajahn Brahm, des expériences de télépathies, le rappel des vies antérieures, etc...






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       Voilà pour un tour d'horizon rapide des différents types de relation entre le cerveau et l'esprit. Il me reste à revenir sur cette expérience de pensée riche et intéressante d'Ajahn Brahm. Et si on échangeait nos cerveaux, serions-nous toujours nous-mêmes ? Ajahn Brahm répond par l'affirmative. Je répondrai par contre par la négative. Le cerveau a emmagasiné toute une série d'expériences selon la vie qu'on mène. Le cerveau d'un musicien n'est pas le même que le cerveau d'un moine bouddhiste. Ajahn Brahm avec le cerveau d'un violoncelliste serait complètement désemparé quand il voudrait faire de la méditation. Je ne sais même pas s'il aurait envie de faire de la méditation ! Si le violoncelliste ne s'est pas adonné à la méditation, son cerveau ne risque pas de donner l'impulsion nécessaire pour pratiquer la méditation ! Peut-être que le corps d'Ajahn Brahm aura gardé des traces de la pratique de la méditation et se sentira attiré par la posture de méditation. Mais cela donnera probablement un violoncelliste qui s’essayera en posture de lotus pour manier son violoncelle !

       Il serait peut-être intéressant de faire une autre expérience de pensée : au lieu d'échanger les cerveaux, qu'arriverait-il si on avait les capacités techniques de transférer la conscience immatérielle (pour peu qu'elle existe) d'une personne à l'autre ? Dans ce cas de figure, on aurait même pas le repère du corps pour se rappeler notre ancien « moi ». Cela équivaudrait à mon sens à une renaissance, au passage d'une vie à l'autre, mais sans passer par les cases fœtus, bébé, enfant et adolescent ! Le « moi » serait complètement dissout dans ce genre d'expérience, tout comme le « moi » de cette vie sera dissout au moment de la mort pour gagner un autre « moi » (tout aussi illusoire) lors de sa prochaine vie.





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       Voilà. En guise de conclusion, je citerai Matthieu Ricard à la fin de « Cerveau et méditation » qui cite feu le neurobiologiste Francisco Varela : « Francisco m'a dit un jour qu'en ce qui concerne la nature ultime de la conscience, il serait sage de garder l'esprit ouvert, de sorte que nous ne figions pas, délibérément et une fois pour toutes, les limites des différentes formes d'explications susceptibles de rendre compte de ce qu'est la conscience »4. Ce qui est effectivement une parole de sagesse.













1 Ajahn Brahm lors de la conférence « Bouddhisme et science » au Dhammaloka Buddhist Center, à Nollamara en Australie, en octobre 2001. Cet extrait est cité dans : Ajahn Brahm, « Manuel de Méditation », éditions Almora, Paris, 2011, p. 181.

2 Ils ont notamment développé les analyses de l'école réaliste Sautrāntika. À propos de l'école Sautrāntika, voir notamment : Les illusions de la perception, Nano-bonhomme et baleine cosmique, Écriture et pensée.

3 Matthieu Ricard et Wolf Singer, « Cerveau et méditation », Allary Éditions, Paris, 2017, voir en particulier le chapitre 6 : « La nature de la conscience ».


4 Matthieu Ricard et Wolf Singer, « Cerveau et méditation », op. cit., p. 472









JR, The Wrinkle of the City, Istanbul





Les notes sur « Cerveau et méditation » de Matthieu Ricard et Wolf Singer :





4ème partie : Libre-arbitre et déterminisme



Voir aussi cette histoire racontée par Ajahn Brahm :

- La vache qui pleure 


Voir aussi : 
- La félicité de la méditation





Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la Lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.









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