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dimanche 5 mars 2017

Les illusions de la perception



Notes sur les dialogues du cerveau


Première partie






    Je voudrais m'arrêter sur « Cerveau & Méditation » l'ouvrage de dialogue entre le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le neurobiologiste Wolf Singer. Je voudrais ici rédiger dans ces notes les quelques commentaires épars que m'inspire ce livre.




WOLF SINGER :


      « Cela m'a rappelé les illusions perceptuelles pour lesquelles on a des données objectives que l'on obtient grâce à des mesures spécifiques, informations qui s'ajoutent à notre perception. En l'absence de mesures indépendantes, il serait impossible de mettre en évidence une illusion en tant que telle. C'est ainsi que la science tente de procéder pour identifier les illusions et trouver la raison pour laquelle le cerveau effectue ces fausses interprétations. Dans la plupart des cas où l'on a soigneusement examiné ces illusions, ou distorsions perceptuelles, il s'est avéré qu'elles étaient la conséquence d'une interprétation, ou d'une inférence, qui permet de percevoir les propriétés invariantes des objets.

        Ainsi, sans ces mécanismes, nous ne serions pas capables de percevoir la couleur d'une fleur comme étant une constante, quelles que soient les conditions de luminosité. Le spectre lumineux des rayons solaires change constamment, de même que le spectre lumineux que reflète un objet. En l'absence de ces interprétations « correctrices », la couleur d'un rose que l'on perçoit ne serait pas la même à l'aube et au crépuscule. Notre cerveau corrige ce problème. Il déduit la composition spectrale de la lumière illuminant un objet à partir des rapports qui existent les spectres chromatiques qui sont reflétés par l'objet et la connaissance a priori de sa véritable couleur.

      Puis, en se fondant sur les données fournies par cette analyse, il en déduit la couleur réellement perçue de l'objet. Donc, en fonction du contexte, des signaux physiques différents peuvent être perçus comme identiques et, inversement, des signaux physiques identiques peuvent donner lieu à des perceptions différentes. Même si ces mécanismes d'inférence peuvent déboucher sur des « illusions », celles-ci n'en jouent pas moins un rôle prépondérant pour la survie : il s'agit en effet de dégager des propriétés constantes dans un monde qui en cesse de changer.

       Par exemple, un animal qui dépend de la perception de la couleur pour distinguer une baie comestible d'une autre, de couleur légèrement plus violette et vénéneuse, ne peut s'appuyer sur une analyse de la couleur « réelle » du fruit telle qu'elle est reflétée par la lumière du moment. Il doit tout d'abord évaluer la composition spectrale du soleil en tant que source lumineuse, puis reconstruire la couleur qu'il perçoit. Nous sommes totalement inconscients de la complexité de ces opérations de réajustement qui assurent la constance et, par là même, notre survie dans un monde en perpétuelle mutation. »

Wolf Singer et Matthieu Ricard, « Cerveau & Méditation », éd. Allary, Paris, 2017, pp. 201-203.





Les autres notes sur les dialogues du cerveau :



- 3ème partie: Nano-bonhomme et baleine cosmique 




Vyacheslav Mishchenko








     Voilà un passage extrêmement intéressant si on le met en rapport avec la conception philosophique de la perception de l'école Sautrāntika. Les Sautrāntikas étudient comment nous percevons ce qui nous entoure et essayent de distinguent ce qui est réel dans ce que nous percevons et ce qui est irréel. Pour eux, la conscience ne perçoit pas l'objet en tant que tel, mais est un reflet de l'objet. Si je regarde la lune dans le ciel la nuit, je ne vois pas la lune elle-même, mais ma conscience visuelle dans l'instant présent est un reflet de la lune. Cela s'accorde avec la neurobiologie actuelle, puisqu'on observe que le cerveau interprète les données que lui fournit la rétine, ce cerveau recrée une image de la lune à partir de ces données. La chose en soi, la lune proprement dite qui existe indépendamment de nous, quand on dort ou, la journée, quand on ne la voit pas, cette lune n'est pas connue, c'est une image de la lune dont je prends conscience grâce au cerveau et à la conscience.

       Les Sautrāntikas distinguent la perception directe d'un objet et la perception conceptuelle de cet objet. La perception directe ne dure pas plus qu'un instant : elle est le reflet de l'objet dans l'instant. Si on voit une rose pour reprendre l'exemple de Wolf Singer, on la perçoit ici et maintenant, avec la luminosité de l'instant. Cette perception directe de la rose sera immédiatement suivi d'un autre instant de perception directe, et d'un autre, et d'un autre... C'est la perception silencieuse de la rose, un peu comme ce court poème mystique d'Angelus Silesius :

« La rose est sans pourquoi ;
elle fleurit parce qu'elle fleurit,
Elle n'a pas le souci d'elle-même,
et ne cherche pas si on la voit ».

       La rose ne cherche pas si on la voit, et la perception directe se contente de la voir silencieusement, d'en être le reflet tout autant désintéressé que la rose elle-même. La perception directe voit la rose dans son caractère propre (en sanskrit : svā lakshana). Reflet fidèle et silencieux de la réalité. A l'opposé, la perception conceptuelle voit l'objet à travers le filtre d'un concept, d'une certaine idée préconçue de l'objet. Par exemple : « ceci est une belle rose », « voilà MA rose », « cette rose est rouge »... Au lieu de voir la rose d'instant en instant, je perçois la rose dans son caractère général (sāmānya lakshana). Ce concept donne une apparence trompeuse de stabilité et de permanence à l'objet. La perception conceptuelle voit son objet comme une entité indépendante, alors que dans la réalité du monde, l'objet n'existe qu'en interdépendance des autres autres phénomènes de l'univers.

     Donc, pour les Sautrāntikas, la méditation consiste à revenir à l'impermanence fondamentale des phénomènes et à ne pas se laisser piéger par les perceptions conceptuelles qui nous enferment dans une prison mentale qui nous écarte du flux de la réalité. Abandonner les constructions mentales incessantes pour se laisser aller à la spontanéité des perceptions directes. L'enjeu est important parce que les perceptions conceptuelles charrient avec elles tout un flot d'attachements et d'émotions perturbatrices et nous conduisent à des interprétations partiales du monde. Les perceptions directes étant un reflet beaucoup plus exact du monde, il convient d'y revenir et de les laisser se produire en nous d'instant.

     Comme le Bouddha le conseille à l'ascète Bāhiya :

« Vous devez vous entraîner ainsi :
dans l’acte de voir, qu’il n’y ait que le simple acte de voir,
dans l’acte d’entendre, qu’il n’y ait que le simple acte d’entendre 
dans l’acte de sentir, qu’il n’y ait que le simple acte de sentir,
dans l’acte de connaître, qu’il n’y ait que le simple acte de connaître.
C’est comme cela, ô Bāhiya, que vous devez vous entraîner.
Pour vous, ô Bāhiya, c’est dans votre acte de voir, où n’est plus que le simple acte de voir, dans votre acte d’entendre, où n’est plus que le simple acte d’entendre, dans votre acte de sentir, où n’est plus que le simple acte de sentir, dans votre acte de connaître, où n’est plus que le simple acte de connaître, que, ô Bāhiya, vous n’êtes plus quelqu’un venant de ces choses-là.
Lorsque vous n’êtes plus quelqu’un venant de ces choses-là, vous n’êtes plus là.
Lorsque vous n’êtes plus là, vous n’êtes pas non plus ici.
Vous n’êtes pas non plus entre les deux.
C’est simplement la fin de la souffrance ».

      Se détachant des conceptualisations et de la prolifération mentale, on peut accéder à la réalité telle qu'elle est. Tel est le projet des Sautrāntikas. Mais ce qu'explique Wolf Singer dans l'extrait cité plus haut rend problématique cette distinction entre perception directe et perception conceptuelle. Singer explique que le cerveau procède à des inférences et à des recréations de la perception en permanence, et cela se fait inconsciemment, avant même que le résultat final de ce que l'on perçoit soit accessible à la conscience. On le fait avec les illusions de la perception, on le fait avec le spectre chromatique de la rose, on le fait constamment quand on regarde quelque chose : l'image qui se forme après que la lumière des objets vienne impressionner le fond de la rétine est courbée puisqu'elle épouse la forme sphérique du globe oculaire. Cette image est par ailleurs inversée par rapport à la réalité. Le cerveau doit donc rectifier cela en permanence.

      Mais en plus de ces corrections de base qui servent à mieux coller à l'objet réel, il y a aussi un effort du cerveau pour imposer sur les impressions de perceptions directes qui se suivent d'instant en instant une certaine stabilité, comme dans l'exemple de la rose dont le cerveau fixe la couleur. Avant même qu'on s'en rende compte, le cerveau produit des perceptions conceptuelles. Il fixe des éléments de stabilité et de permanence dans le monde pour qu'on puisse plus facilement s'orienter et manipuler les objets qui nous entourent. Wolf Singer explique très bien que cette stabilisation du spectre chromatique autour d'une valeur établie a priori permet aux animaux de distinguer des baies comestibles de baies vénéneuses d'aspect et de couleur proches. Cela augmente les chances de survie.

     Et donc nous-mêmes, on ne peut pas complètement abandonner d'un seul coup ces perceptions conceptuelles du cerveau parce que nous en avons besoin pour nous orienter dans le réel et augmenter nos chances de survie. Quand nous sommes en méditation ou que nous établissons un rapport poétique au monde, on peut très être sensible à toutes les variations insensibles du réel, tous les spectres chromatiques de la rose au gré des variations de la luminosité, les nuages qui passent et qui assombrissent le ciel, la lumière qui fuse soudainement, et ainsi de suite d'instant en instant ; mais dans la vie active, il sera beaucoup plus difficile d'être sensible à cela, et les perceptions conceptuelles prendront le relais. Pour un fleuriste, une rose est une rose, il doit pouvoir les distinguer afin de les vendre à ses clients. Ce n'est qu'en fin de journée qu'il pourra se permettre l'impression esthétiques de ces variations.

   Concrètement, le méditant ne devra pas abolir les perceptions conceptuelles, mais plutôt en être libre, en sachant qu'elles sont au cœur même de l'interprétation du monde par le cerveau et que cette interprétation est largement inconsciente.









Les autres notes sur les dialogues du cerveau :





4ème partie : Libre-arbitre et déterminisme






Voir aussi :




- Écriture et pensée







Sur la méditation  : 






Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir : 

En compagnie du souffle :  

     












Voir également : 


- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte

     Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?




Slowly, slowly, slowly.... : voir le texte
       Le progrès lent et graduel de la méditation. Comment arriver à la pleine conscience ?










Contrairement aux apparences, les lignes sont parallèles.









Voir aussi à propos de Matthieu Ricard  :



       Le psychologue Serge Tisseron critique le moine bouddhiste ‪‎Matthieu Ricard‬ sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme‬ pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?

renouer avec la nature  

s'occuper aussi des animaux

Un mouton n'est pas un tabouret qui se déplace


- Liberté

      Qu'est-ce que la liberté ? Est-ce la possibilité de faire ce qu'on veut ? Ou y a-t-il une dimension plus intérieure de la liberté ?










Wolf Singer & Matthieu Ricard










Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique  du "Reflet de la Lune" ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




5 commentaires:

  1. Cette histoire de perception et conceptualisation me fait penser à une anecdote qui a agité la toile il y a quelques années. Il était question de la photo d'une robe, robe qui était vue blanche avec des dorures par les uns et bleue et noire par les autres. L'affaire avait été expliquée et la robe originale était en fait bleue et noire mais la nature de la photo, sa qualité et la saturation des couleurs, faisait que le cerveau interprétait la couleur soit dans un sens soit dans l'autre et il suffisait de faire l'expérience chez soi avec des amis pour se rendre compte que sur la même photo, quel que soit l'angle d'observation, les uns la voyaient bleue et noire, les autres blanche et dorée. A vrai dire, un même individu, et ce fut mon cas, pouvait la percevoir d'une couleur à un moment et de l'autre à un autre, en fait je la voyais bleue et noire mais je l'ai vue blanche et dorée une dizaine de secondes. Voilà un site qui donne la photo telle qu'elle avait été publiée et dont les couleurs doivent donc toujours être sujettes à interprétation et qui donnent deux autres photos qui montrent les deux manières de percevoir les couleurs de la photo originale selon les personnes : http://news.mydrivers.com/1/392/392034.htm
    De quelle couleur vois-tu la photo originale ?

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  2. Voilà une explication de l'histoire de la robe : http://www.lexpress.fr/actualite/sciences/pourquoi-personne-ne-voit-cette-robe-de-la-meme-couleur_1656136.html

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  3. Merci, Degun, pour cette référence à la robe aux couleurs changeantes selon les personnes. J'en avais vaguement entendu parler sans jamais avoir vu cette robe qui me semble sans hésiter bleue et noire ! Effectivement, si on me disait qu'elle est blanche et dorée, j'aurais l'impression d'être en présence d'un adepte des "faits alternatifs" à la Donald Trump !

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  4. Étonnante capacité du cerveau à colorer le réel !

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  5. "La rose ne cherche pas si on la voit"

    On ne m'enlèvera pas de l'esprit que la rose n'est pas si innocente que le pense le poète. Si les roses sont belles et qu'elles sentent bon c'est bien parce qu'elles se soucient inconsciemment d'elle-même et du monde qui les entoure.

    Vous ne me croirez pas si je vous dit qu'une personne que je connais est l'agent inconscient d'une colonie de Chêne. Il ne se contente pas de planter des chênes. Il fait venir les chênes de toute la planète. Il a réunit 300 espèces différentes sur les 480 qui existent. Toute sa fortune y passe.



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