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mercredi 20 avril 2016

Le Pont Neuf de la modernité

     Suite à mon article « Modernité et spiritualité », Degun a émis quelques objections (voir dans les commentaires). Je voudrai ici y répondre.



     1°) Degun me reproche de ne pas définir la modernité. Et de fait, prendre le concept tel quel sans préalablement en préciser les contours qui restent flous ne va pas sans poser de difficultés. Néanmoins, ceux qui conspuent la modernité au nom de la spiritualité, en disant : « la modernité, cette aberration... », « la modernité, source du déséquilibre de ce monde... » ne la définissent pas plus que moi et prennent le concept tel quel avec ce qu'il brasse d'imageries et de clichés.


    Le concept de modernité est déjà présent dans le champ sociétal et il opère par son adhésion ou son rejet. Très rapidement, je le décrirai cette modernité comme la liberté de l'individu à se définir et s'affranchir des conditionnements dus à sa naissance par opposition à une idée d'appartenance à une religion, à une culture, à une patrie, à une terre. Je décrirai aussi cette modernité comme une confiance que certains jugeront immodérée dans le progrès. Progrès technologiques et scientifiques évidemment, mais pas que. Si précisément j'associe ces concepts de modernité et de spiritualité, c'est que ce progrès pour bien faire doit aussi être moral, politique et spirituel. La seule technologie, la seule dimension matérielle n'est pas suffisante pour créer une humanité plus heureuse, plus juste, plus épanouie. Votre iPhone est une merveille de technologie certes, mais utiliser votre iPhone dans le seul but de partager vos selfies sur Snapchat ne peut pas être la suprême finalité de la modernité


     Or précisément, c'est le cliché de matérialisme qui colle à la modernité et à l'esprit des Lumières. La modernité se limiterait au confort de la société moderne et aux avancées technologiques que propose la société de consommation. C'est ce cliché qu'il faut dépasser. Définir la modernité prendrait ici trop de temps, c'est un phénomène historique trop vaste qui inclut trop de personnes, trop de préoccupations diverses. Par contre, il y a cette idée fausse qu'il y aurait d'un côté la modernité matérialiste avec ses smartphones, ses voitures de sport, ses selfies, les buzz de la télé-réalité, et de l'autre, une spiritualité authentique qui remonterait (biffer les mentions inutiles) : 1°) à la Jérusalem du temps de Jésus, 2°) à la Mecque du temps du prophète Mohammed, 3°) au temps des Védas, 4°) à l'édification de la cathédrale de Chartres... Et cette idée fausse, il faut la déconstruire. La modernité ne se résume pas au matérialisme obscène de la société de consommation ; et les religions de leur côté n'ont jamais été séparée d'objectifs bassement mondains comme la prise de pouvoir ou la collaboration avec les pouvoirs injustes, le contrôle et l'accumulation avide des richesses.

     Il y a bien sûr une critique des religions inhérentes à l'esprit des Lumières. « Écrasons l'Infâme » pour reprendre le célèbre slogan de Voltaire contre l’Église catholique. Ce genre de formules manquait certainement de finesse et de retenue. Mais diminuer le pouvoir des religions libère aussi l'individu qui a l'occasion de faire l'expérience de son propre rapport à la spiritualité, franc, direct et sincère, et pas nourri d'arrières-pensées et de conformisme. S'il est libre, il a la liberté certes de regarder TF1 plutôt que d'aller à l'église, mais il a aussi la liberté de faire ses propres choix spirituels. Pendant très longtemps, les gens embrassait une carrière religieuse pas par ferveur spirituelle, mais parce qu'ils allaient en retirer des profits substantiels. Il suffit de se promener à Rome pour voir l'étalage des richesses du Vatican. Dans une société moderne et démocratique, la motivation est beaucoup plus libre et aussi beaucoup plus sincère pour pratiquer la forme de spiritualité qui vous convient le mieux. Ce n'est pas négligeable. On peut regretter le temps des cathédrales, où toute la société était orientée vers le projet d'ériger ces majestueuses flèches lancées vers Dieu qu'étaient les cathédrales gothiques ; mais en ce temps des cathédrales, je n'aurais pas pu être bouddhiste ou dévier ne serait-ce qu'un peu du dogme de la très sainte Église catholique et romaine.


      2°) Degun compare la modernité à ces « ponts neufs » qui ont cessé d'être neufs depuis longtemps et qui sont même très moyenâgeux pour le coup. Je ne crois pas me tromper en disant que le Pont-Neuf de Paris est le plus vieux pont de Paris. Je trouve cette idée très intéressante puisque effectivement, on peut faire remonter cette modernité à Galilée et à Newton (XVIIème siècle) et à la révolution scientifique qu'ils ont enclenché ou au siècle des Lumières (XVIIIème siècle). Ce n'est donc plus tout récent, même si le concept de modernité a évolué depuis lors. Ce concept n'est pas resté figé comme le corps d'un mammouth qui serait dans un glacier depuis des millénaires. Beaucoup de manières de penser des philosophes des Lumières comme Voltaire ou Kant sont très choquantes à nos oreilles des modernes d'aujourd'hui.



Projet du Pont Neuf de Paris (1577, musée Carnavalet)




      Néanmoins, il est vrai que cette idée a été ringardisée par au moins deux courants de pensée distincts. D'un côté, les post-modernes ont considéré qu'il fallait dépasser cette notion de modernité, déconstruire le sujet pensant et libre de la philosophie moderne et relativiser la rationalité moderne et la science moderne comme autant de croyances au même titre que les mythologies et les superstitions. Des auteurs comme Bruno Latour, Tobie Nathan, Isabelle Stengers, Vinciane Despret tentent de faire coexister deux mondes opposés, le monde moderne « techno-scientifique » et le monde des traditions anciennes, du folklore, des savoirs ancestraux. « Nous n'avons jamais été modernes » clame Bruno Latour. Pour lui, un accélérateur de particules requiert que nous, les profanes, croyons en la vérité du boson de Higgs comme d'autres croient en l'astrologie ou aux rituels chamaniques, puisque nous ne sommes pas en mesure de fabriquer notre propre accélérateur de particules (ce qui coûterait des milliards). Il est vrai que, du fait de son avantage technologique, la modernité avance comme un bulldozer écrasant tout sur son passage. Aujourd'hui, on se rend compte que certaines plantes en Amazonie ont des pouvoirs de guérison insoupçonné, mais il reste peu de guérisseurs pour partager ces savoirs anciens.


      Je trouve ces auteurs intéressants, passionnants parfois dans certains de leurs textes. Néanmoins, cela ne va pas sans me poser un certain problème. Même si on propose de faire coexister modernité et traditions côte à côte plus ou moins pacifiquement, les deux logiques restent séparées et bien distinctes : la modernité techno-scientifique d'un côté et les traditions millénaires de l'autre. Le jour, vous travaillez sur votre ordinateur portable comme employé de banque et le soir vous écoutez de la musique de transe chamanique. Il y a une coupure entre deux mondes qui coexistent, mais ne communiquent pas. Hors précisément, quand je pratique la méditation bouddhique, je devrais considérer cela a priori comme une activité qui relève de l'ancien monde. Mais en fait non! Quand je pratique la méditation, je suis ici et maintenant. Et ici et maintenant, c'est dans un pays moderne avec une mentalité moderne. En fait, renvoyer la méditation à sa seule dimension de tradition ancienne me paraît étrange : c'est comme si on disait que faire des mathématiques était une activité anti-moderne parce que les mathématiques telles que nous les connaissons sont nées avec Pythagore et Euclide ou dans l’Égypte antique ! Un prof de math peut enseigner le théorème de Pythagore à ses élèves sans être traité de passéiste, et cela tout en restant respectueux de toute l'Histoire des mathématiques, ce grand héritage des cultures égyptiennes, grecques, arabes et indiennes. Pareillement, on peut pratiquer la méditation en se revendiquant de l'héritage du Bouddha et des différentes philosophiques et spirituelles qui constituent l'Histoire du bouddhisme, tout en ne reniant en rien la modernité.


     L'autre courant qui « ringardise », si je puis dire, la modernité, c'est le transhumanisme. Ici, il ne s'agit pas d'une critique de la modernité, mais bien d'un dépassement de la modernité par la technologie qui prendrait son indépendance par rapport à l'homme, ce substrat biologique incroyablement limité, fragile et voué à l'erreur. Que dire de cette immortalité promise pour qui aura les fonds pour investir dans ces technologies promises ? Que dire de ce culte des intelligences artificielles ? Peut-être qu'il y a là un rêve fou de mettre l'homme au service de la machine, là où la modernité avait le projet de mettre les machines au service des hommes. La machine ne doit pas notre nouveau Dieu. Je pense que la méditation a l'avantage de faire prendre conscience que notre subjectivité vécue vaut justement la peine d'être vécue. Avant de vouloir remplacer les hommes par des intelligences artificielles, ne faut-il pas faire l'expérience profonde de ce qu'est la conscience humaine, certes imparfaite, certes limitée, certes vacillante, mais qui est peut-être une expérience plus riche que l'on pourrait imaginer de prime abord. Au fond, le message du bouddhisme est que l'être humain est voué aux illusions, mais il peut faire effort pour se libérer et faire l'expérience en lui-même de la béatitude, de la joie, de l'infini et de la lumière. Il serait dommage de manquer cette opportunité sous prétexte d'abolir l'homme et ses faiblesses.


      3°) Enfin, il est évident que la modernité crée aussi des problèmes qu'il faudra résoudre pas par un retour en arrière généralisé, mais en intensifiant les capacités des hommes à trouver des solutions innovantes. Néanmoins, je ne peux pas approuver Degun quand il impute la seconde guerre mondiale à l'esprit des Lumières. Les nazis ont bien sûr utilisé la technologie dans leur armée et ils ont imité la structure des abattoirs modernes de Chicago pour concevoir le plan de leurs camps d'extermination. Néanmoins, au niveau idéologique, le national-socialisme est un refus radical de l'universalisme des Lumières pour ancrer l'homme dans la race, la Nation et une société extrêmement fermée dans un ordre hiérarchique militaire. Ce que je dis, c'est que le projet des Lumières ne peut pas se limiter au seul progrès matériel et technologique, il y a un progrès moral, spirituel et politique qui est tout aussi important, voire probablement beaucoup important que le progrès technologique (qui peut être employé par les pires réactionnaires). De même, des mouvances racistes et d'extrême-droite comme Riposte Laïque n'utilisent le concept de laïcité hérité des Lumières que pour condamner l'islam et les musulmans qui vivent en France ou Europe. Par ailleurs, ce sont les mêmes qui insistent constamment sur « l'identité » chrétienne ou catholique de la France et l'Europe. Le projet des Lumières ne peut pas être ça. Si on revient à la devise «liberté, égalité, fraternité », l'idée est de voir dans tous les êtres humains des frères et des sœurs, indépendamment des appartenances nationales ou religieuses, pas des ennemis à combattre.



      On pourrait enfin mettre sur le compte de la modernité la société de consommation et ses excès : épuisement catastrophique des ressources naturelles, réchauffement climatique, pollution des biotopes, menaces sur la biodiversité... Là encore, je répète que le progrès matériel et technologique ne peut pas aller sans le progrès moral, spirituel et politique. Néanmoins, je pense que c'est peut-être le point le plus critiquable car il faut repenser le progrès au prisme de la Nature. Les gens du XVIIIème siècle n'avait pas à le faire, mais aujourd'hui l’impact de l'humanité sur l'environnement est tel qu'on doit impérativement retrouver un équilibre. Peut-être en regardant les peuples encore proches de la Nature, mais je ne pense pas qu'on puisse les imiter en tout point. Quand je vois les jeunes d'aujourd'hui qui sont incapables de vivre sans leur tablette ou leur smartphone, je ne suis pas très optimiste. Mais je pense qu'il faut essayer encore et encore de penser une façon moderne d'envisager la simplicité volontaire, de vivre au jour le jour l'équilibre avec la Nature. Les machines ne sont pas tout. Je pense qu'on peut être curieux du progrès des sciences sans pour autant perdre la saveur de ce qu'est une ballade en forêt ou d'un coucher de soleil.







Matthew Toynbee






Voir également : 

- La conscience de soi :  1ère partie - 2ème partie - 3ème partie

    Une intelligence artificielle peut-elle prendre conscience d'elle-même ?



Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



Denise Bellon, le Pont Neuf à Paris, la nuit,  1930






1 commentaire:

  1. Bonjour et merci mille fois pour votre réponse assez complète. Il y a sans aucun doute bien des points sur lesquels je vous rejoins. La principale différence entre mon point de vue et le vôtre réside en fait avant tout dans la confiance que vous mettez dans le progrès et l'avenir quand je n'y place guère de confiance. Mais vous émettez d'une certaine manière, plus loin, quelque réserve à cette confiance en disant que le progrès moral et spirituel doit nécessairement accompagner le progrès technique pour que cela marche. A vrai dire, cela revient à postuler des progrès plutôt que Le progrès ce qui correspond précisément à ma façon de voir.
    J'aimerais bien essayer de poursuivre cet échange à tous points de vue enrichissant mais qui pourrait nous entraîner très loin et je ne suis pas sûr d'avoir tout le bagage conceptuel pour le faire à moins de faire appel à des sources et références plus pointues que moi, en rien pour vous apporter la contradiction mais pour permettre à chacun d'y voir aussi clair que possible parmi les notions abordées (je pense à la notion de liberté apportée par la modernité par exemple que je ne considère que comme relative, néanmoins effective sur certains plans ; mais aussi à l'universalisme, précisément l'universalisme abstrait ; la temporalité et le rapport au temps aussi).
    Enfin, compte-tenu des petits bonheurs que l'on trouve sur votre blog, je ne voudrais surtout pas créer de dissension par mes réflexions et ma manière de m'exprimer, alors n'hésitez pas à me dire si je suis trop insistant ou trop incisif (par mail par exemple).

    PS : Pour la seconde guerre mondiale, je ne faisais que spéculer bien évidemment encore qu'il me semble avoir lu quelque chose de cet ordre je ne sais plus où (qui liait sans doute à la pensée des Lumières l'industrialisation et la mécanisation des XIXème et XXème et par voie de conséquence la logique mécaniste nazie des camps de concentration puis d'extermination).
    PS2 : Comme linguiste et militant pour les droits linguistiques des minorités en France (minorités qui ne sont pas reconnues en tant que telles en fait) et par le monde (ou selon un autre point de vue, les droits des groupes humains en matière linguistique) et m'inscrivant moi-même dans une certaine tradition (dans laquelle j'ai puisé ce qui me semblait juste et écarté ce qui me semblait délétère), il n'est pas à proprement parler illogique que je sois critique avec une partie de l'héritage des Lumières, notamment l'universalisme abstrait et l'impérialisme qui en a résulté qui a fini par donner l'idée de "faire table rase du passé". Bref, pour moi, il s'agit dans la modernité (et dans la méditation aussi d'une certaine façon) de réactualiser sans arrêt le passé, l'Histoire et la mémoire, et non de l'effacer, au contraire de ce que 1984 donne à lire.

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