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mardi 5 avril 2016

Considérer autrui comme soi-même





Cet article fait suite à l'article sur l'esprit d’Éveil.



     L'esprit d’Éveil ou bodhicitta est le souhait et l'engagement d'aider tous les êtres sensibles à ce qu'ils soient entièrement et définitivement libérés de la souffrance et qu'ils puissent accéder au parfait et incomparable Éveil, c'est-à-dire à la bouddhéité. Cet esprit d’Éveil ou bodhicitta est vraiment le cœur de la doctrine du bouddhisme du Grand Véhicule. En effet, dans le bouddhisme ancien qu'on peut appeler Theravāda ou Voie des Anciens (si ce n'est que le Theravāda actuel que le nom des écoles du bouddhisme ancien, la seule école en fait du bouddhisme ancien qui ait subsisté) et qu'on peut appeler aussi Petit Véhicule (mais le terme a une connotation péjorative), la bouddhéité est un projet individuel : on se libère soi-même par son effort personnel du samsāra et de l'emprise existentielle de la souffrance. Dans le bouddhisme ancien, on part de principe que vous êtes le seul à pouvoir dissiper les illusions de votre esprit. Ce n'est pas un idéal égoïste comme on l'entend parfois dans les milieux mahāyānistes : il ne s'agit pas de se libérer tout seul en méprisant les autres ou en étant indifférent à leur sort. Les enseignements du bouddhisme ancien comprend la méditation sur l'amour bienveillant, la compassion, la joie et l'équanimité. Il fait valoir que le désir égoïste est la racine de la souffrance ; s'en libérer est la racine de la cessation de la souffrance. Il fait l'apologie de la générosité, et notamment l'idée de faire don du Dharma pour le bien-être du plus grand nombre. Mais voilà, les maîtres du bouddhisme ancien considère que si quelqu'un a entendu les enseignements du Dharma, mais ne les met pas en pratique, il ne se libérera jamais. On vous donne la carte, mais c'est à vous à faire le voyage. La libération est d'abord une entreprise individuelle dans le bouddhisme ancien.


    Les maîtres du Mahāyāna considèrent qu'il faut dépasser cette limitation à tout prix. Il faut vider l'univers de sa souffrance et être animé par un esprit d’Éveil infatigable, contourner le problème que posent les tenants du Theravāda, en développant les « moyens habiles » (upaya en sanskrit) pour hameçonner les personnes dans l'illusion, la confusion, l'orgueil ou l'ignorance et les conduire vers le suprême et incomparable Éveil des Bouddhas. La bodhicitta doit dans cette optique être quelque chose de plus que la simple motivation à aider les autres et à les libérer. Il faut que la bodhicitta change complètement notre point de vue sur les autres : il faut cesser de les voir comme des entités extérieures sur lesquelles notre volonté n'aurait pas de prise.

     C'est pourquoi on retrouve trois préceptes pour esprit d’Éveil qui vont en crescendo dans l'implication altruiste et qui permettent de dépasser cette dualité illusoire entre le moi et l'autre. Ces trois préceptes de l'esprit d’Éveil sont donc dans l'ordre :
  • 1) considérer autrui comme soi-même
  • 2) s'échanger soi-même contre autrui
  • 3) chérir autrui plus que soi-même


  1. Considérer autrui comme soi-même

 Nous avons tous en nous une capacité d'empathie. L'empathie est la capacité de ressentir ce que les autres ressentent. L'empathie joue un rôle essentiel dans la construction sociale des sociétés humaines. L'empathie s'opère par un décentrement de la personne (ou de l'animal) et peut mener à agir dans l'intérêt, voire même pour la survie du sujet visé par l'empathie. Idéalement, l'empathie a cette fonction essentielle de nous faire comprendre les besoins de l'autre et de coordonner nos actions pour qu'émerge un groupe social qui sera favorable au bien collectif de tous les membres de la communauté. L'empathie nous fait comprendre quand l'autre a mal et que la souffrance est aussi pénible pour nous que pour les autres. C'est donc aussi une base de la morale sans laquelle aucune société humaine ne serait possible.

   Ce que proposent les maîtres du Grand Véhicule, c'est d'amplifier considérablement cette capacité naturelle que nous avons à l'empathie. (Juste une précision avant d'avancer dans le propos : les maîtres bouddhistes n'ont jamais parlé « d'empathie », et pour cause, le terme n'apparaît pour la première fois au XIXème dans les milieux de la philosophie et de la psychologie et ne s'est réellement développé qu'au XXème siècle. Néanmois, cette notion est clairement présente dans un sens très proche de celui qui est développé dans la psychologie moderne). La méditation inspirée par l'esprit d’Éveil est donc d'abord un entraînement à se mettre à la place, à s'identifier à eux, à comprendre leur point de vue. Dza Patrül Rimpotché dans son Chemin de la Grande Perfection explique cette pratique de se considérer comme autrui : « La cause de notre errance immémoriale dans l'océan de douleur du samsāra réside dans la croyance en un « je » ou un « soi » qui n'existent pas, et dans le fait que ce « soi » devient ensuite l'unique objet de notre affection. Réfléchissons : notre seul désir actuel est d'être toujours heureux, en toute occasion ; nous ne souhaitons pas la moindre espèce de souffrance. La plus infime blessure – une piqûre d'écharde, une légère étincelle – nous cause aussitôt une douleur intolérable et nous nous plaignons. Qu'une puce nous pique dans le dos et nous nous mettons immédiatement en colère. Nous l'attrapons et l'écrasons de toute nos forces entre nos deux ongles. Même quand la puce est morte, nous continuons rageusement à frotter nos ongles l'un conte l'autre... Aujourd'hui, la plupart des gens pensent qu'il n'y a pas de mal à tuer une puce. Mais comme c'est toujours par colère qu'on la tue, voilà une infaillible raison de renaître dans l'enfer de la réunion et de l'écrasement.

   Nous devrions être honteux de ne pas supporter une douleur aussi insignifiante et de réagir en causant tant de mal et de souffrances aux autres ! Chacun des êtres qui peuplent les trois niveaux du samsāra désire tout le bonheur du monde, pas un ne désire la moindre souffrance, exactement comme nous-mêmes. Mais comme ils ne savent pas pratiquer les dix actes positifs, qui sont la source du bonheur, et s'acharnent à n'accomplir que des actes négatifs, qui engendrent la souffrance, ils agissent à l'encontre de leur désir le plus profond et souffrent constamment. Or tous, sans exception, depuis la nuit des temps, ont été nos pères et nos mères »1.

   Au fond, nous sommes tous très différents les uns des autres : il y a différentes façons de penser, de réagir à un même stimulus, différents goûts et manières de juger, différents centre d'intérêts et différentes valeurs morales. Et cette différence s'accentue dès lors que l'on essaye de concevoir la subjectivité des animaux : comment peut-on imaginer ce qu'est ressentir le monde quand on a l'odorat d'un chien ? Qu'est-ce veut dire être une chauve-souris quand on évolue à toute vitesse dans une caverne aux parois étroites, entièrement plongée dans l'obscurité ? Que voit-on quand on est une mouche avec des globes oculaires aux milles facettes ? Tout cela est très difficile à penser et à concevoir. Comment bondir et franchir le gouffre qui nous sépare de la perception du monde qu'ont les autres, que ces autres soient d'autres êtres humains ou des animaux ?

    Pour autant, il y a au moins un point sur lequel nous sommes semblables : notre envie d'éprouver du bien-être et du plaisir corrélé avec notre répulsion pour la souffrance. Nous ne voulons aucune souffrance : même la piqûre d'un moustique est ressentie comme une torture que nous voulons éviter à tout prix. Notre désir pour le bien-être corrélé à notre dégoût pour la douleur est donc la piste la plus sérieuse pour se mettre à la place d'autrui. Voyons comment tous les êtres réagissent face à la douleur et font tout pour s'en écarter. Voyons comment il est si difficile de supporter et d'endurer cette douleur brûlante. Et là on n'a plus que l'embarras du choix pour voir cette souffrance à l’œuvre dans ce monde cruel. La réaction la plus saine est de faire naître une compassion pour ces êtres doués de conscience qui auraient pu être nous-mêmes. C'est comme si le monde n'était qu'une vaste scène de théâtre sur laquelle on aurait fixé les rôles, mais pas encore les scénarios qui s'écriraient au et à mesure de l'avancement de la pièce. N'auriez-vous pas de participer à la rédaction de la pièce si vous vous rendiez compte que chaque acteur avait oublié qu'il jouait un rôle et qu'il s'identifiait entièrement à son rôle ? Ne feriez-vous pas effort pour que chaque acteur aient des scènes de bonheur plutôt que des tragédies à endurer ?

      Or la pratique du Dharma est essentielle pour que ces êtres puissent voir leur vie éclairée par le bonheur. Comme le dit Patrül Rimpotché : « Puisqu'un maître sublime et authentique nous a acceptés comme disciples, puisque nous avons franchi le seuil du Dharma et connaissons la différence entre le bénéfique et le nuisible, nous devons avec amour, prendre soin de tous les êtres, nos vieilles mères, esclaves de l'ignorance, sans faire de différence avec nous-mêmes. Pardonnons-leur leurs actes malveillants et leur partialité et méditons en prenant la résolution de ne plus jamais distinguer entre amis et ennemis. Puisque toujours et en toutes circonstances les autres désirent autant que nous ce qui est bon et procure le bien-être, efforçons-nous de leur faire le nôtre. Évitons-leur la moindre souffrance comme nous le faisons pour nous-mêmes. Réjouissons-nous sincèrement du bonheur et des richesses qu'ils possèdent comme nous nous réjouirions si c'étaient les nôtres. Ne voyons plus de différence entre tous les êtres qui peuplent les trois mondes et nous-mêmes, attelons-nous à la tâche exclusive d'essayer de les rendre heureux, dans l'immédiat comme à long terme.

    Un jour, Troungpa Zinachen demanda à Padampa Sangyé une seule phrase qui suffirait en guise d'instructions. Le maître répondit : « Ce que les autres désirent, les autres le désirent aussi. Alors agis en conséquence ! ». Déracinons totalement la mentalité avide et haineuse qui nous fait chérir et haïr les autres. Considérons les autres comme nous-mêmes »2.

     Intensifier l'empathie qui est déjà naturellement en nous conduit à une perspective altruiste : « Ne voyons plus de différence entre tous les êtres qui peuplent les trois mondes et nous-mêmes, attelons-nous à la tâche exclusive d'essayer de les rendre heureux, dans l'immédiat comme à long terme ». Considérer autrui comme soi-même est une pratique qui efface la dualité entre soi-même et autrui : les intérêts des autres ne me sont plus complètement étrangers. L'empathie éveille une dimension altruiste en nous. Comment rendre les personnes heureuses aujourd'hui et aussi pour longtemps ? Voilà un questionnement qui se renforce dès lors qu'on fait l'exercice spirituel de s'identifier aux autres.

      Ce basculement dans notre façon de voir les choses peut être résumé par la formule de Padampa Sangyé que cite Patrül Rimpotché : « Ce que les autres désirent, les autres le désirent aussi. Alors agis en conséquence ! » Les autres désirent le bonheur, toi aussi. Les autres veulent fuir la souffrance, toi aussi ! Alors agis en conséquence : ne te lance pas tout seul dans la quête du bonheur alors que tout le monde cherche le bonheur. Participe au bonheur des autres dès que tu peux. Deux types de choses peuvent procurer le plaisir, le bien-être et le bonheur (au sens très large du terme) : des choses qui se possèdent et se consomment et des choses qui ne se consomment pas et/ou qui se partagent. Un gâteau est quelque chose qui se possède et qui se consomme. Tout le monde ne peut pas avoir de mon gâteau. Si je le partage, je perds des parts de mon gâteau dont je ne pourrais pas jouir. Je peux avoir un point de vue égoïste et me lamenter de perdre la jouissance de mon gâteau. Mais je peux développer mon empathie, comprendre que si je désire du gâteau, les autres probablement aussi, et par l'empathie, me réjouir de ce que d'autres que moi se réjouissent de ce gâteau.

    Shāntideva disait à ce propos :
« Si je donne, comment jouirai-je ?
Cette pensée égoïste appartient aux démons.
Si je jouis, comment donnerai-je ?
Cette pensée altruiste est une qualité divine ».

    L'argent, les possessions, les avancements dans la carrière, tout cela est semblable au gâteau : il y en a une quantité limitée, et chacun essaye de tirer la couverture à soi. Tout cela crée une tension entre ce que l'on tente de s'accaparer et ce qu'on veut bien concéder aux autres. L'empathie nous met en face de la conscience de ce que les autres tentent aussi de jouir des mêmes choses désirables que nous et opère un transfert entre notre jouissance égoïstes et la jouissance des autres. Cela apaise la concurrence, la rivalité, les jalousies incessantes. Et c'est là un bienfait important de l'empathie altruiste parce que l'esprit de rivalité pousse à vouloir gagner plus le voisin : je désire quelque chose, non parce que j'en ai vraiment envie, mais parce que mon voisin possède cette chose et je veux quelque chose de similaire, voire de mieux pour gagner en valeur dans le grand jeu de la compétition sociale. Si mon voisin a une voiture de sport, je veux le modèle supérieur pour me mettre en valeur aux yeux de la société qui me regarde, me juge et m'estime à l'aune de ma réussite. Mais cela n'apporte que des tensions, des rivalités stupides, des conflits sans intérêt. Dans une société empathique, on comprend aisément que je ne gagne pas à plus fort, plus riche, plus victorieux qu'un autre, car cet autre est aussi un autre « je ». S'il y a des gagnants dans la société, il y a forcément aussi des perdants.

     Une société plus empathique est aussi une société plus fraternelle où l'on peut partager les choses qui ne s'épuisent pas au fur et à mesure où on les consomme, comme l'amour, l'amitié, la bienveillance. Si je passe un bon moment avec un ami, je n'ai rien perdu, mon ami n'a rien perdu, par contre, nous gagnons chacun un moment d'amitié. Et les rires, les échanges, les conversations. Or cette société plus fraternelle, plus solidaire suppose qu'on ne divise pas les gens en « gagnants » et en « perdants », qu'on n'enferme pas les gens dans ces bulles d'ego restreintes. Amplifier l'empathie ouvre un horizon de conscience beaucoup plus vaste où les autres ont leur place et leur raison d'être.







Steve McCurry, Birmanie.





1 Patrul Rinpoché, Le Chemin de la Grande Perfection, éd. Padmakara, Saint-Léon-sur-Vézère (France), 1997, pp. 271-272.

2  Patrul Rinpoché, Le Chemin de la Grande Perfection, op. cit., pp. 272-273.





   Prochainement dans cette série sur les préceptes de l'esprit d’Éveil des articles sur l'échange de soi contre autrui et le fait de chérir les autres plus que soi-même. 





éd. Padmakara


Autres citations de Dza Patrül Rimpotché




Voir aussi :

Empathie et altruisme

   Le psychologue Serge Tisseron critique le moine bouddhiste ‪‎Matthieu Ricard‬ sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme‬ pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?




 Paul Bloom, dans une interview à The Atlantic, voit dans l'empathie une très mauvaise chose pour l'humanité. Que reproche le psychologue à l'empathie ? L'empathie nous aveugle en nous focalisant sur les choses immédiates au détriment d'une pensée plus construite qui anticipe les conséquences à long terme de certains phénomènes


Le bonheur et les autres

    Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?




     Quel équilibre doit-on trouver entre soi-même et autrui ?



Qu'est-ce que la compassion?

        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.



Voir également à propos de l'esprit d’Éveil, de l'amour et de la compassion 

La compassion selon Shabkar
Soulager l'infinité des êtres
Méditation des Quatre Incommensurables
Bodhicitta : le désir d'apaiser les souffrances de tous les êtres vivants
En quoi la bodhicitta est salutaire
compassion et vacuité
la compassion envers les êtres sensibles, et notamment les animaux
la vache qui pleure




Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




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