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samedi 30 avril 2016

Clair de lune à travers les hautes branches

Le clair de lune à travers les hautes branches,
les poètes au grand complet disent qu'il est davantage
que le clair de lune à travers les hautes branches.

Mais pour moi, qui ne sais pas ce que je pense,
ce qu'est le clair de lune à travers les hautes branches,
en plus du fait qu'il est
le clair de lune à travers les hautes branches,
c'est de n'être pas plus
que le clair de lune à travers les hautes branches.

Fernando Pessoa (Alberto Caiero), Le Gardeur de Troupeaux, éd. Gallimard, Paris, p. 87.



Elis Podnar





  Voilà un poème qu'un maître Zen ne renierait probablement pas, je pense notamment à la simplicité déconcertante des poèmes de Ryokan. Le poète portugais Fernando Pessoa l'a écrit sous son hétéronyme d'Alberto Caeiro. Qu'est-ce qu'un hétéronyme ? Un pseudonyme est un faux nom sous lequel on rédige un livre, un poème ou sous lequel on signe une œuvre ou un pamphlet. Émile Ajar est le pseudonyme resté célèbre de Romain Gary qui lui a permis de gagner deux fois le prix Goncourt. Le sinologue belge Pierre Ryckmans a écrit sous le pseudonyme de Simon Leys « Les habits neufs de l'empereur Mao », ce livre où il dénonce les dévoiements monstrueux et tragiques de la révolution culturelle en Chine, d'une part pour éviter les foudres dogmatiques des maoïstes soixante-huitards de Paris qui régnaient alors en maître dans les universités, et d'autre part pour pouvoir continuer à se rendre en Chine et travailler comme attaché culturel à Pékin. Mais un pseudonyme n'est pas un hétéronyme. L'hétéronyme est le nom d'un personnage proche de Fernando Pessoa, mais qui n'est pas Fernando Pessoa pour autant. Cela permet à Pessoa de s'incarner dans une posture métaphysique et existentielle forte tout en prenant ses distances et en acceptant d'être par moments en contradiction avec lui. Cela permet d'éviter la lourdeur dogmatique et d'effleurer certaines intuitions philosophiques avec une légèreté poétique.

    L'hétéronyme d'Alberto Caeiro exprime une mystique paradoxalement matérialiste qui vise à s'émerveiller de l'être physique des choses autour de soi, ressenties et éprouvées au moyen des sens, mais sans les interférences des pensées et des idées qui se superposent aux perceptions des choses. Pour Alberto Caeiro, il n'y a pas à embellir les choses : la lune n'est pas la compagne des fous, ni la muse des poètes, ce n'est pas une lumière bienveillante dans la nuit, pas plus qu'elle n'est un astre maléfique qui fait tourner les têtes. La lune est la lune, et il faut prendre le clair de lune avec simplicité, juste regarder cette clarté, en savourer la douceur et sentir la plénitude de sentir la fraîcheur de la nuit quand on lève les yeux vers la lune qui brille derrière les hautes branches.


      La clarté de la lune se donne dans l'instant au travers du feuillage à l’œil qui veut bien la regarder et l'admirer dans ce moment-là. Toutes les expressions emphatiques que l'on pourrait faire comme parler de la majesté de la lune ou de sa splendeur ne rendrait pas la simplicité de ce moment et l'émerveillement qui naîtrait en nous. C'est dans ces moments que l'on peut se sentir habité par la présence de l'être, mais il n'y a rien à en dire. Comme le dit Pesso/Caiero : « ce qu'est le clair de lune à travers les hautes branches, en plus du fait qu'il est le clair de lune à travers les hautes branches, c'est de n'être pas plus que le clair de lune à travers les hautes branches ». Il n'y a pas à se demander ce qu'est la lune, ce qu'est sa lumière, ce que sont les hautes branches. Il n'y a pas à gloser sur al majesté de la lune, ni sur la splendeurs de ses rayons, ni sur la hauteur des hautes branches. Il y a à simplement savourer le moment présent où la forme de la lune se dessine derrière les hautes branches.




Koson Ohara (Japon, XIXe siècle)






    N'hésitez pas à retrouver les poèmes et les photos d'Elis Podnar sur son blog "Quod manet"






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Koson Ohara, Oie volant au clair de lune, Japon, XIXe siècle





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