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dimanche 17 janvier 2016

Le carrelage au fond de la piscine



       Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je les vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique. L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle est dans l’espace ; elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante.

Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, 1964, p. 70-71.








       Dans ce passage célèbre, le philosophe français Merleau-Ponty pointe du doigt que les choses n'existent pas de leur côté, de manière objective. Les choses existent parce que nous en prenons conscience. Ainsi, quand nous regardons le fond d'une piscine, les déformations et les ondulations que l'eau opère sur notre vision du carrelage ne sont pas un obstacle à notre vision, mais c'est la vision même, c'est la chose même. Accomplir ce basculement dans notre perception nous ouvre un champ sur la signification de notre être au monde. Ne plus penser en termes d'entités indépendantes, mais comprendre que les choses sont interdépendantes. L'eau dans le bassin de la piscine n'est pas seulement dans le bassin, elle est le bassin en ce qu'elle nous donne à voir un autre carrelage à travers son épaisseur ondulante et les zébrures de lumière, mais elle est aussi en-dehors du bassin en ce qu'elle se reflète sur les objets avoisinants au gré des jeux de lumière. Le monde existe à travers le prisme de notre conscience.


      Suspendre son jugement sur les choses, se laisser aller à la perception des choses sans les a priori de l'objectivité, contempler dans un silence admiratif les courbures de la perception, avoir un regard neuf sur le monde et « l'essence active et vivante » des choses, voilà autant d'activités spirituelles fascinantes que l'on peut accomplir quand on barbote dans une piscine ! 



Toni Frissell, Modèles en maillot de bain dans la piscine Octobre 1948




Autre citation de Maurice Merleau-Ponty :

Voir aussi : 
Méditer à la piscine 

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




Ed Ruscha



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