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mardi 3 novembre 2015

Ouverture



Question au maître zen Shunryu Suzuki :
« Mais quand vous méditez, vous allez à l'intérieur, n'est-ce pas? »

Shunryu Suzuki :
« Non pas à l'intérieur, ni à l'extérieur. Juste ouvert. »




Vassily Kandinsky, Mouvement, 1935.




     On décrit souvent la méditation bouddhiste comme un art de cultiver son intériorité. Méditer reviendrait alors à aller le profondément à l'intérieur de soi-même. L'image est que nous avons un corps avec son extérieur (la peau, l'apparence physique) et son intérieur (le cœur et les organes, la sang et les artères, la moelle et les os), et à l'intérieur de cet intérieur du corps se trouverait notre âme, notre conscience, notre « Soi », une sorte de royaume mi-obscur, mi-lumineux à découvrir au plus profond de soi-même. Mais cette vision, pourtant profondément inscrite dans notre culture, n'a peut-être rien de vrai. La vérité de notre conscience ne se trouve ni à l'intérieur, ni à l'extérieur.


   « Intérieur » et « extérieur » sont avant tout des notions relatives. Si je dis : « je suis à l'extérieur de la salle de bain », « extérieur » se rapporte à un ailleurs de la salle de bain, je suis peut-être toujours à l'intérieur de la maison, dans le salon ou la cuisine par exemple. Je veux peut-être dire que j'ai déjà pris mon bain et que je n'ai plus de raison de me trouver à cet instant précis dans cette pièce de la maison. Si je dis maintenant que je suis à l'extérieur de chez moi, dans la rue par exemple, j'indique du même coup que je suis à l'intérieur de la ville. Si je sors m'aérer dans les bois à l'extérieur de la ville, je reste à l'intérieur du pays. « Intérieur » et « extérieur » sont donc bien des concepts relatifs à un repère géographique. De même quand j'invoque cette notion pour décrire mon expérience, « intérieur » et « extérieur » peuvent désigner des choses différentes selon le point de vue précis que j'adopte dans l'instant présent : le corps peut à un moment désigner une intériorité par rapport au monde extérieur et désigner le moment d'après une extériorité dès lors que je conçois mon corps séparé de mon esprit : « j'ai un corps » implique un phénomène mental appelé « je » qui possède un corps extérieur. Spinoza critiquait cette idée de l'intériorité de l'esprit autonome par rapport à la réalité physique du corps. « L'homme n'est pas un empire dans un empire », disait-il. Pour lui, une réalité spirituelle indépendante et libre dans sa volonté n'existait pas inscrite dans un corps, petite partie d'un ensemble physique beaucoup plus vaste.


     La tendance à concevoir la conscience comme intériorité est elle-même problématique, parce que la conscience peut être conscience du monde, conscience des paysages que je vois, conscience des sons de mon environnement, et l'imagination peut m'amener à me représenter d'autres mondes. En quoi la conscience se cantonnerait-elle donc à l'intériorité ? C'est pourquoi dans la méditation il vaut mieux ne pas s'enfermer ni dans l'intériorité, ni dans l'extériorité, mais bien s'en tenir de manière équanime à l'ouvert. Rester ouvert face à tout ce qui se manifeste qui peut être le signe d'une intériorité profonde ou au contraire des sensations et des perceptions provenant des stimuli les plus banals du monde physique, une goutte de pluie qui tombe du toit, le murmure de la source, l'envers et l'endroit d'une feuille qui tombe ou la fragilité d'une fleur...


    C'est ce processus d'attention sans jugement qui constitue la méditation bouddhique. Il faut abandonner la tendance conceptuelle à toujours coller des repères sur le réel, notamment ces notions d'intérieur et d'extérieur qui sont des ressorts puissants vis-à-vis de la dualité que nous entretenons avec le monde. L'idéal en méditation est de laisser passer ces concepts sans s'y attacher et de contempler la formidable ouverture silencieuse qu'est l'instant présent.





Shunryu Suzuki (1904-1971)





    À tout seigneur, tout honneur (ou plutôt : à tout senseï, tout honneur) : la citation de Shunryu Suzuki et sa photo proviennent du site « Eveil et Philosophie » de José Le Roy :



    J'invite tout le monde à aller y lire le commentaire personnel de José Le Roy.




Voir aussi à propos de Shunryu Suzuki: 
Esprit du débutant


Sur la perception des choses extérieures dans le Chan et le Zen, mais aussi dans les autres courants du Dharma, voir aussi:

- Soûtra de Bâhiya (Bâhiya Sutta)


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 

Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





Vassily Kandinsky, Ensemble multicolore, 1938.
Musée National d'Art Moderne de Paris





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