Pages

samedi 30 mai 2015

Commentaire à l'illusion d'un sujet connaissant

Ce texte est un commentaire d'un extrait du Milinda Panha : L'illusion du sujet connaissant

    « Qui suis-je ? » est une des plus anciennes questions de la philosophie. Nous avons la tendance naturelle à postuler un sujet connaissant, un « je », un « moi », un « ego », peu importe comment on l'appelle, qui serait à la base de toutes nos perceptions du monde environnant et de notre expérience intime de la vie. Le roi Milinda, dans le célèbre ouvrage bouddhiste, « Les questions de Milinda à Nāgasena » (Milinda Panha), défend l'idée d'un sujet connaissant toujours identique qui percevrait le monde tout comme le même homme percevrait le monde à partir des différentes fenêtres d'une même tour. « De même qu’assis ici dans le belvédère, nous pouvons voir par chacune des fenêtres selon notre désir – par celle de l’est, celle de l’ouest, celle du nord, celle du sud -, de même ce principe vital interne peut voir par chacune des portes sensorielles selon son désir ».

   Pour Nāgasena, la conscience se produit toujours en dépendance des organes sensoriels et ne peut pas être distinguée aussi facilement d'eux. Je peux voir le même paysage par différentes fenêtres. Pourquoi alors ne puis-je pas voir par les oreilles, entendre par la langue et penser par le corps ? (Rappelons que l'analyse bouddhique, le mental ou entendement est un organe sensoriel qui perçoit les idées, les pensées, les souvenirs, l'imagination et tous les objets mentaux possibles et imaginables). « Si le principe vital interne voit les formes avec l’œil de la même façon qu’assis ici dans le belvédère, nous pouvons voir les formes par chacune des fenêtres des quatre orients selon notre désir, ce principe vital interne peut-il voir de même les formes avec l’oreille, le nez, la langue, le corps, l’entendement ? Peut-il entendre les sons avec l’œil, le nez, la langue, le corps, l’entendement ?  »


     Autre critique de Nāgasena à l'encontre de cette croyance en un sujet connaissant unique et permanent qui serait le dépositaire de toutes les perceptions sensorielles. De la même façon que les fenêtres treillissées sont des obstacles à la capacité de vision, de même l’œil, l'oreille et les autres organes sont des filtres qui amoindrissent la perception des objets réels. On sait bien par exemple que l’œil a des capacités limitées : on ne peut pas voir un objet distinctement à 5 kilomètres, la vision est soumise à des déformations, voire à des illusions d'optique, sans compter tous les troubles de la vision comme la myopie, le strabisme, le daltonisme... S'il existait une conscience indépendante des organes sensoriels, pourquoi n'agirait pas indépendamment de ces organes des sens qui réduisent et limitent le champ de la perception ? « « S’il est vrai qu’assis ici dans le belvédère, nous verrions bien mieux les formes matérielles les formes matérielles à travers le vaste espace là dehors si on ôtait ces fenêtres treillissées, de même ce principe vital interne, lui aussi, devrait voir bien mieux les formes à travers le vaste espace si l’on ôtait les portes sensorielles ; les oreilles, le nez, la langue, le corps une fois ôtés, il devrait bien mieux entendre les sons, respirer les odeurs, goûter les saveurs, toucher les objets tangibles à travers le vaste espace ».

    Pour Nāgasena, la croyance en un sujet connaissant unique n'est pas crédible. La conscience est toujours une conscience sensorielle qui perçoit un objet spécifique à travers l'organe sensoriel : la conscience visuelle connaît une forme visuelle grâce à l’œil, la conscience olfactive connaît une odeur grâce au nez. Bien sûr, ces sens peuvent se combiner : si je suis en présence d'un homme qui ne s'est pas lavé depuis deux mois. Je le vois avec ma conscience visuelle, mais je le sens avec ma conscience olfactive. Il n'y a pas de sujet connaissant qui en viendrait à connaître l'homme avec la gamme de ses six sens (les cinq sens matériels + le sens mental). L'impression que « je » connais cet homme n'est justement qu'une impression, une identification de la conscience mentale à un nom et une forme corporelle ; mais cette impression ne renvoie pas à une réalité d'un sujet connaissant unique. En fait, il n'y a qu'une succession d'instants de consciences sensorielles qui se succèdent les unes aux autres sans qu'il y ait de sujet permanent derrière ces instants.

Gonkar Gyatso, Shambhala dans les temps modernes, 2008 (détail)


    Il est bien important de comprendre cette distinction entre les différents sens qui renvoient à des instants de conscience, parce que dans la vie réelle, les choses se passent tellement vite qu'on a la très forte impression qu'un sujet unique qui perçoit aux six sens un obejt unique. C'est là la source de notre illusion. C'est pourquoi Nāgasena emploie des exemples assez parlant : « Imagine qu’on fasse apporter cent jarre de miel, en fasse remplir une cuve, bâillonne un homme et le plonge dans la cuve de miel : saurait-il si le miel est doux ou non ? - Non, Vénérable. - Pour quelle raison ? - Parce que le miel n’est pas entré dans sa bouche ». Notre homme peut voir le miel ; il peut le sentir par le nez et il peut le ressentir par le corps. Toutefois, il lui est impossible de le goûter étant bâillonné. Qu'un sens manque et notre connaissance d'un objet est complètement modifiée.

     Nāgasena rappelle dans ce sens l'Abhidharma, la section des écrits bouddhiques qui analysent et décrivent le réel  : « Conditionnée par l’œil et les formes matérielles, la conscience visuelle se produit ; en même temps qu’elle, naissent le contact sensoriel, la sensation, la perception, la formation mentale, la focalisation, la faculté vitale et l’attention. C’est ainsi que ces facteurs naissent de conditions ; il ne s’y trouve pas de sujet connaissant ». Le même raisonnement est appliqué pour la production des autres consciences sensorielles : conscience auditive, conscience olfactive, conscience gustative, conscience corporelle et conscience mentale. Il n'y a donc pas de conscience éternelle sous-jacente à nos perceptions, mais bien un flux de consciences sensorielles produites en dépendance de causes et de conditions et qui s'accompagnent de toute une série de facteurs qui doivent être analysés pour que l'on puisse comprendre le phénomène du « moi » ou « sujet percevant et connaissant » et déconstruire les idées fausses comme les idées de permanence et d'indépendance. Cela est essentiel dans la voie pour se libérer de la douleur car ces idées de sujet connaissant permanent créent de l'attachement à un Soi illusoire.


Voir le texte des "Questions de Milinda à Nāgasena" : L'illusion du sujet connaissant

Matthieu Ricard, Sikkim.



Autres citations de Nāgasena  


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire