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mercredi 29 octobre 2014

Pyrrhon ou l'indifférence



     L'épisode est restée célèbre dans l'Histoire de la philosophie : Pyrrhon d’Élis se promène avec son ami Anaxarque d'Abdère le long d'étangs marécageux. Soudain, Anaxarque glisse et tombe à l'eau. Pyrrhon continue imperturbablement son chemin comme si rien ne s'était passé. Anaxarque arrive à sortir de l'eau, on ne sait comment, soit qu'il y soit parvenu par lui-même ou que des paysans présents sur les lieux soient venus à la rescousse. Anaxarque, loin d'en vouloir à son ami indigne, se précipite vers lui pour le congratuler de sa remarquable indifférence !





    Cette anecdote revèle par sa provocation – on attendrait qu'un sage vienne en aide à son prochain – un aspect important de la philosophie sceptique de Pyrrhon d'Elis : l'indifférence à ce qui se produit dans le monde. L'anecdote elle-même est interprétée de différentes manières. Un jour, je parlais à un collègue, professeur de français qui m'expliquait qu'il avait raconté cette anecdote à ses élèves. Ceux-ci avaient trouvé choquante l'attitude désinvolte de Pyrrhon. Mais ce professeur voyait une leçon de géopolitique à tirer de cette petite histoire. Si, au lieu de se répandre en aide humanitaire et en aide au développement, on laissait les pays d'Afrique se débrouiller tout seul et résoudre leurs problèmes par eux-mêmes ?

    On pourrait également voir dans l'attitude de Pyrrhon l'apologie du « chacun pour soi » du système capitaliste ou la main invisible d'Adam Smith qui agencerait harmonieusement les égoïsmes individuels. On ne peut pas écarter absolument ces hypothèses : avec Pyrrhon, le sceptique, aucune certitude n'est possible ! C'est la moindre des choses pour un sceptique ! Mais il y a un problème dans cette interprétation : Pyrrhon n'est pas seulement indifférent à ce qui arrive aux autres, il est aussi indifférent aux autres. Diogène de Laërce nous le montre d'ailleurs en train de laver les porcs, exerçant là une tâche indigne aux hommes libres selon les Grecs. Mais Pyrrhon n'avait cure de ce qu'on pouvait penser de lui ou de ce qui correspondait à son statut social. On voit aussi Pyrrhon endurer les douleurs d'une opération sans réagir. L'anecdote même d'avoir laissé Anaxarque d'Abdère témoigne de ce que Pyrrhon était à tout le moins indifférent à son image. Un capitaliste essaye de donner une bonne image de lui-même, un capitaliste s'habille bien, présente bien, va à l'église et donne une image de bon père de famille quand bien même ce ne serait jamais qu'un vernis d'hypocrisie qui cacherait une réalité bien moins resplendissante : vice caché, vertu publique, comme dit le proverbe ! Pyrrhon, lui, était complètement indifférent à ces considérations d'image et de bonne réputation.



  L'interprétation qui fait de Pyrrhon un adepte de l'individualisme égoïste n'est certainement pas une interprétation juste de ce que prônait réellement Pyrrhon. Ce que Pyrrhon essaye d'enseigner avec son attitude indifférente face à Anaxarque, ce n'est certainement pas le dogme qui veut que l'on défende son seul intérêt égoïste dans un monde capitaliste. Mais alors qu'essaye-t-il de nous dire ?

    Diogène de Laërce, l'auteur dans l'Antiquité d'une somme intitulée « La vie et les doctrines des philosophes illustres » (à ne pas confondre avec Diogène de Sinope, dit Diogène le Chien, le fondateur du cynisme), achève sa notice sur Pyrrhon (livre IX)en nous disant : « Certains disent que les sceptiques désignent l'insensibilité comme la fin, et d'autres la douceur ».

    Cette hypothèse de la douceur est essentielle. Et si l'indifférence pyrrhonienne était une forme de la douceur ? Et si cette non-intervention dans le monde n'était pas une conséquence de l'insensibilité, mais plutôt l'infini respect qui laisse les autres se développer à leur rythme. Il y a souvent de l'agression et du mépris condescendance dans l'interventionnisme à tout crin. Quand on aide les autres, on envoie constamment le message : « Regardez, je suis en train d'aider le petit pauvre ». Je profite de ce que j'aide les autres pour me mettre en avant, mais en plus je réduis l'autre au statut d'assisté, de petit pauvre, de celui qui est incapable de s'en sortir par soi-même. Dans cette perspective, aider les autres revient à une prise de pouvoir et un acte de conquête. En 2004, il y eut un gigantesque tsunami qui a dévasté les côtes de la Thaïlande, du Sri Lanka, de l'Indonésie et de l'Inde. L'aide internationale est très vite venue pour aider les régions sinistrées, mais l'Inde a catégoriquement refusé cette aide internationale, car elle connaissait le prix à payer pour cette « aide ».

    L'indifférence peut dès lors être vue comme de la douceur en ce qu'elle ne cherche pas à prendre le contrôle et à marquer une différence de qualité envers la personne assistée. Il n'y a plus d'un côté celui qui aide et qui est valorisé, et celui qui est aidé et qui est dévalorisé par la pitié ou la condescendance. L'indifférence pyrrhonienne peut ainsi être rapprochée du wuwei 無為, le non-agir des taoïstes chinois. Laisser les choses suivre leur cours sans les forcer par notre volonté. Le philosophe confucéen Mencius racontait l'histoire de l'idiot de Song : un jour, ce dernier a eu l'idée de faire pousser plus vite les plantes de son champs. Il passa donc sa journée à aider ses plantes en les tirant pour les faire grandir plus vite. Le soir venu, il rentra chez lui, exténué, et il dit à son fils : « Aujourd'hui, j'ai bien travaillé : j'ai aidé les plants de blé à grandir plus vite ». Le fils courut au champs, mais trop tard, la plantation était ravagée du fait de « l'aide » de l'idiot de Song ! L'indifférence eut mieux valu dans une telle circonstance !




    Ne pas imposer aux autres sa vérité et son bien est aussi une forme de douceur. Cela revient à les laisser chercher eux-mêmes se faire leurs propres idées ! L'indifférence pyrrhonienne laisse les gens être ce qu'ils sont et les laisse penser ce qu'ils veulent penser. Cela laisse les gens libres et sans contraintes. En ce sens, l'indifférence amène plus de douceur dans la société. Est-ce que pour autant l'indifférence est la panacée ? Bien sûr que non, il faut bien se garder d'une approche dogmatique de l'indifférence. Prétendre que l'indifférence serait le seule approche éthique véritable irait à l'encontre de la douceur et de l'attitude fondamentale des sceptiques qui est de ne rien considérer comme absolument certain. Quand Pyrrhon a laissé tomber Anaxarque dans son étang, il ne cherchait pas à faire de son comportement un modèle pour les générations à venir, mais il cherchait plutôt à nous provoquer en douceur, à nous interpeller sur nos certitudes quant à ce que l'on doit faire et ce que l'on ne doit pas faire. A moins qu'il ait été complètement indifférent à nos questionnements ... 



Bai Wenshu, le 29 octobre 2014 






Sur la parabole de l'idiot de Song chez Mencius, voir : Un débat pédagogique dans le confucianisme antique

Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.

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